Je ne vous ais rien volé
L'autre jour le train était frais et
calme, moi j'étais dedans. C'était un vieux train, sans cheminot moustachu mais avec des
compartiments. Dans le petit espace nous êtions deux, en face de moi il
y avait ce petit bonhomme aux rides malicieuses et aux yeux brillants
sous ses cheveux blancs, son costume élimé avait dû être élégant dans
un temps d'avant.
Je me suis levé quelques instants, je
contourne les assis par terre, entre dans les toilettes et deux minutes
aprés je suis de retour.
L'étrange monsieur me fixe avec un curieux sourire
amusé et me dit : "Je ne vous ais rien volé". J'ai cru mal comprendre
alors je le fais répéter "je ne vous ais rien volé" confirme t'il avec
bienveillance.
Je n'ai pas eu grand chose à ajouter car il avait
envie de parler. J'ai seulement figé ma langue volubile et me suis
enfoncé dans la banquette sncf ou des femmes magnifiques et des types
puants avaient posé leurs fesses avant moi. Une fois bien calé j'ai
juste écouté...
"Je ne vous ai rien volé mais j'aurai pù,
j'avais le temps. Votre sac était posé, vous n'auriez rien deviné, rien
pû soupconner. Je pouvais l'ouvrir fouiller, trouver, dérober et me
replier derrière un visage facade.
Vous savez en fait je n'en ai
même pas eu envie. Je sais juste que j'aurais pû et que je ne l'ai pas
fait. En vérité je vous provoque un peu, quand j'étais kleptomane je ne
volais pas les particuliers, seulement un ou deux magasins.
La
première fois que j'ai volé j'étais enfant et c'était un jouet dans un
grand magasin. J'avais un âge microscopique mais un âge où l'on pouvait
parler. Un âge où l'on croit bêtement savoir ce que l'on fait avant de
réaliser que l'on sait que l'on ne sait pas.
La seconde fois est
riche de plus belles émotions. Ce disquaire mysanthrope me suivait
partout dans le magasin et ne me disait même pas bonjour, à moi qui
était fondamentalement honnête. Un jour je me suis rendu compte qu'il
m'avait suivi sur cinq cent métres dans la rue. C'est alors que j'ai
pris la décision. C'était d'ailleurs plus qu'une décision mais une
promesse, un serment, j'allais le déposséder ce fumier.
Quelques
jours plus tard je l'ai fait, en toute imprudence. J'ai filé avec un
disque qui ne m'a jamais vraiment emballé mais qui avait le mérite de
lui appartenir. Il avait marché sur mon honneur, je m'étais vengé.
C'était
mon premier vrai contact avec ce plaisir d'excitation et de peur, ma
première jouissance par des mains pas encore kleptomanes. Un vrai
plaisir avec cette énivrante dimension d'interdit , de fruit défendu.
Pourtant j'ai mis des années à récidiver, de bien longues années".
J'étais
devenu étudiant, je travaillais à côté d'où un nouveau et grisant
pouvoir d'achat me permettant de dilapider mon salaire en disques. Les
vendeurs de ce magasin là ne me disaient pas bonjour, me toisaient de haut alors que le gros
vigile me marchait sur les pieds et m'obligeait à me coller sur le côté quand il passait sans s'écarter en bombant son torse bovin.
Trés
bien...je l'ai fait, une fois, deux fois... Moins réussie cette seconde
vendetta car la sonnerie a retentie. Le gros était au fond du magasin,
j'ai entendu crier mais je devais le battre d'une demie heure sur 400
métres,j'ai donc fui à grandes enjambées, un second camouflet pour l'essouflé à costume.
Ce n'était que de menus larcins,
c'était avant la grande période, avant la maladie. C'est ensuite que je
suis devenu kleptomane, pas voleur, kleptomane. Je ne volais pas par
besoin, absolument pas poussé par des envies matérielles mais pour la montée
d'adrénaline. J'en étais là pour cette transe qui vous prend, vous habite.
je m'énivrais de cette skyzophrénie qui vous rend en apparence souriant
, décontracté alors que votre coeur palpite, s'agite.
Cela a
duré plusieurs années, chaque matin j'y allais et ensuite je pouvais
vivre, reprendre le cours d'une journée ordinaire. Avant il me fallait
mon explosion, mon chavirement, cette poussée de fièvre. J'avais mes
habitudes chez deux libraires que je quittais parfois avec sept
ou huit livres dissimulés içi et là, avec une énorme envie de rire indécent.
Je
stockais, je comptais ce que j'avais récolté. Je distribuais beaucoup autour de moi sans être
ce monsieur des bois car les élus n'étaient pas nécessiteux. Je le
faisais car je devais le faire, l'émotion vous dis je, l'émotion."
Le
train n'a pas sifflé trois fois mais approchait de cette petite commune
dont je ne me souviens plus le nom. Il m'a regardé avec un petit
sourire figé puis a adopté un ton solennel, grave: "Ne vous inquiétez
pas, même à l'époque je ne vous aurais rien volé. Je ne volais pas les
gens, c'était juste pour rire."
Il s'est levé et il est parti
lentement en agitant doucement la main. Le soir quand j'ai ouvert ma
trousse de toilette sur un petit papier froissé était inscrit d'une écriture douce et soignée "je ne
vous ais rien volé mais...j'aurai pû".